J'ai été choqué, comme tous les défenseurs de la démocratie et les amis des États‑Unis dans le monde, par les scènes auxquelles nous avons assisté à Washington: un groupe d'assaillants s'attaquant au Capitole pour faire obstacle au vote destiné à confirmer Joe Biden en tant que président du pays. Ces images ont trouvé un écho particulier en moi, qui n'ai pu manquer de me souvenir comment, il y a quarante ans, la jeune démocratie espagnole avait été menacée lorsque le Congrès des députés avait été assailli par un groupe de gardes civils. Heureusement, l'Espagne a réussi à surmonter cette épreuve, pour entamer ensuite les meilleures années de notre histoire moderne.

Une société américaine abîmée et divisée

Les événements effarants de mercredi montrent à quel point la société américaine est abîmée et divisée après quatre ans d'administration Trump. Bien sûr, ils ne sont pas comparables à l'attaque du Congrès espagnol en 1981 ni à d'autres précédents historiques de ce type: les forces de sécurité, comme la quasi‑totalité de l'appareil d'État et des institutions démocratiques des États‑Unis, ont rempli leur mission, tout comme elles l'avaient fait durant les semaines qui avaient précédé, depuis le 3 novembre. Cependant, on ne saurait sous‑estimer l'importance de ce qui s'est passé et la catastrophe que cela aurait pu être si la situation avait dérapé davantage encore.

"Ce que nous avons vu mercredi n'a été que le point culminant des évolutions très préoccupantes qui se sont produites au niveau mondial ces dernières années. Il faut y percevoir un signal d'alarme pour tous les défenseurs de la démocratie."

Ce que nous avons vu mercredi n'a été que le point culminant des évolutions très préoccupantes qui se sont produites au niveau mondial ces dernières années. Il faut y percevoir un signal d'alarme pour tous les défenseurs de la démocratie, appelant à lutter contre les idées fausses et les attaques portées contre les valeurs démocratiques, et à surmonter les divisions au sein de nos sociétés. Pas uniquement aux États‑Unis. Partout dans le monde, des dirigeants politiques – présents dans l'opposition mais aussi, de plus en plus souvent, au pouvoir – sont prêts à saper les institutions démocratiques.

Tout le monde doit comprendre que si nous acceptons qu'elles perdent petit à petit du terrain, même si les revers semblent mineurs, la démocratie, ses valeurs et ses institutions risquent de finir par sombrer de manière irréversible. Pour éviter de connaître ce sort, nous devons nous opposer immédiatement à chaque violation de l'indépendance des institutions démocratiques, à chaque expression de démagogie émanant de dirigeants populistes, à chaque discours porteur de provocation et de haine de la part de démagogues, à chacune des campagnes de désinformation et fausses informations qui sont le terreau des ennemis de la démocratie. Pour renforcer notre capacité à relever ces défis, nous avons adopté en décembre dernier un nouveau plan d'action pour la démocratie européenne.

"Chaque citoyen du monde doit comprendre que si nous acceptons qu'elles perdent petit à petit du terrain, la démocratie, ses valeurs et ses institutions risquent de finir par sombrer de manière irréversible"

Mécontentement et dysfonctionnements de nos économies

Toutefois, nous devons également réfléchir aux causes profondes des dynamiques qui alimentent ces forces. Le succès inquiétant des opposants à la démocratie dans le monde est également lié au fait qu'un nombre croissant de citoyens ne se sentent plus suffisamment protégés et respectés.

Il y a de nombreuses raisons à cela, mais elles sont aussi, de part et d'autre de l'Atlantique, profondément liées aux dysfonctionnements qu'ont présenté nos économies au cours des dernières décennies. La forte croissance des inégalités au sein de nos sociétés, la fraude fiscale et les paradis fiscaux, l'affaiblissement de la capacité à réglementer les grandes entreprises multinationales, la désindustrialisation et les forts taux de chômage: tous ces phénomènes ont contribué, en Europe comme aux États‑Unis, à affaiblir la légitimité de la démocratie représentative, en particulier parmi celles et ceux qui se situent au bas de l'échelle des revenus et de la fortune.

"La forte croissance des inégalités, la fraude fiscale et les paradis fiscaux, la désindustrialisation et les forts taux de chômage ont affaibli la démocratie représentative, en Europe comme aux États‑Unis, en particulier parmi celles et ceux qui se situent au bas de l'échelle des revenus et de la fortune."

En Europe, nous avons commencé à agir pour inverser ces tendances. Nous voulons mieux protéger nos entreprises et nos emplois en filtrant les investissements étrangers et en demandant davantage de réciprocité dans nos relations commerciales. Nous voulons aussi mieux réglementer l'activité des grandes entreprises multinationales, en particulier dans le secteur numérique, et lutter plus activement en faveur de la justice fiscale. Et avec l'initiative "Next Generation EU", nous avons l'intention de renforcer la solidarité au sein de l'Europe en aidant les pays les plus touchés par la crise actuelle. Bien entendu, il reste encore beaucoup à faire sur toutes ces questions, mais nous sommes maintenant sur la bonne voie.

La désinformation, une réelle menace pour la démocratie

Si certains en doutaient encore, les événements survenus à Washington montrent aussi que la désinformation constitue une réelle menace pour les démocraties. Ainsi que l'un de mes anciens collaborateurs du ministère espagnol des affaires étrangères l'a récemment écrit (lien externe), la démocratie repose sur la présomption que la libre circulation des idées et des opinions conduira une communauté politique à prendre les meilleures décisions collectives. Une défaillance de l'information entraîne celle de la démocratie, comme il en va d'un moteur de voiture utilisant un carburant inadapté.

Contrairement à la propagande classique, qui vise à convaincre de certaines idées politiques, la désinformation n'agit pas sur les convictions, mais cherche à corrompre les faits jusqu'à ce qu'ils forment une réalité parallèle. Ce phénomène a eu des effets considérables aux États‑Unis. Briser le consensus sur les faits et la réalité signifie que les débats politiques ne visent pas à savoir quelles sont les mesures à prendre pour résoudre les problèmes réels, mais quelle est la réalité à laquelle il faut appliquer les politiques. Si certaines personnes croient qu'une élection a été frauduleuse parce que leur dirigeant le leur a dit et répété, elles se comporteront en conséquence.

"Nous devons lutter plus efficacement contre le fléau de la désinformation et garantir le droit des citoyens à recevoir des informations exactes."

La prolifération de la désinformation favorisée par les réseaux sociaux a considérablement renforcé les tendances autoritaires et xénophobes dans nos sociétés. Nous devons lutter plus efficacement contre ce fléau et garantir le droit des citoyens à recevoir des informations exactes. Nous devons en particulier lutter contre les campagnes de désinformation soutenues par des régimes autoritaires. Le SEAE dispose d'une vaste expérience dans ce domaine et s'attache à renforcer encore ses actions en la matière.

Nous devons également être en mesure de mieux réglementer le contenu des réseaux sociaux, tout en respectant scrupuleusement la liberté d'expression. Il n'est pas possible que cette réglementation soit essentiellement mise en œuvre selon des règles et des procédures fixées par des acteurs privés. En décembre dernier, la Commission européenne a proposé la législation sur les services numériques, notamment pour remédier précisément à ce problème.

La nécessité de repenser la mondialisation

Un autre défi important que nous devons relever pour maintenir des sociétés et des économies ouvertes et démocratiques est de réussir à repenser la mondialisation et à reconstruire un système multilatéral capable de remédier aux dysfonctionnements qui ont affaibli les démocraties au cours des dernières décennies. Compte tenu du poids dont disposent désormais les régimes nationalistes et autoritaires sur la scène mondiale, la tâche ne sera pas facile, mais elle est essentielle pour tous celles et ceux qui croient en la démocratie et l'avenir de celle‑ci. Ce projet doit être au cœur de nos futures relations avec la nouvelle administration Biden. Cela signifie également que des liens plus étroits avec les autres démocraties partageant les mêmes valeurs dans le monde doivent être développés. L'UE assumera pleinement son rôle dans cette entreprise.

"Notre défi consiste à renforcer la confiance que nos sociétés démocratiques ont en leur propre capacité à affronter des vents contraires, sans se laisser tenter par des dérives autocratiques."

D'une manière plus générale, notre défi consiste à renforcer la confiance que nos sociétés démocratiques ont en leur propre capacité à affronter des vents contraires, sans céder au chant des sirènes de populistes irresponsables qui trouvent toujours quelqu'un à blâmer et des solutions faciles à proposer, et sans se laisser tenter par des dérives autocratiques. Nous devons œuvrer à renouveler notre contrat social dans une époque en mutation, et développer des récits collectifs plus forts capables de remettre en cause les doctrines populistes.

La force des institutions américaines

Pour en revenir aux terribles scènes du Capitole: ce à quoi nous avons assisté, ce n'est pas l'Amérique que nous connaissons et à laquelle nous associons les idéaux de démocratie et de liberté. Je crois en la force des institutions américaines et je suis convaincu que la démocratie américaine parviendra à surmonter l'épreuve qu'elle traverse actuellement. J'espère même qu'elle en ressortira plus forte, pour le bien de ses citoyens et du monde entier.

Plus d'articles du blog du haut représentant de l'Union, Josep Borrell